Le numérique
Capter les opportunités et déjouer les dérives
Débat Public : Le web, un défi pour la démocratie !
Le web est devenu, sur le plan social, économique et même culturel, une source d’opportunités formidable pour qui souhaite agir, échanger ou construire. Sur le plan de l’expression citoyenne, s’il favorise l’accès à l’information et l’expression de chacun, le Web est également un vecteur important de propagation des populismes. Dans un contexte de défiance vis-à-vis des « élites », le web peut-il contribuer à faire vivre la démocratie ? Une citoyenneté numérique est-elle possible et à quelles conditions ? Et que penser du cybermilitantisme ?
> 3 invités pour éclairer le débat :
Bassem ASSEH,Conseiller municipal Ville de Nantes, Adjoint à la co-construction et au dialogue citoyen et Directeur pour la France d’un éditeur de logiciel open source anglais.
Bastien KERSPERN,Designer d’interaction et de services spécialisé dans l’innovation sociale et démocratique. Travaille actuellement sur le développement d’Influents, un service d’influence citoyenne.
Arnauld LECLERC,Professeur de Science politique, Directeur du laboratoire Droit et changement social à l’Université de Nantes.
Retour sur le débat public proposé par l’Institut Kervégan pour la Nantes Digital Week 2014
Numérique : la démocratie augmentée mais fragmentée ?
Télédémocratie, e-démocratie, cyberdémocratie, démocratie 2.0, démocratie numérique… En 35 ans, les termes ont varié mais l’évolution est nette : le numérique est devenu un élément incontournable des sociétés démocratiques, soulevant de nombreuses questions. Bassem Asseh (élu), Bastien Kerspern (designer) et Arnaud Leclerc (politologue) étaient invités à en débattre par l’Institut Kervégan au Lieu Magique, à Nantes, samedi 13 septembre 2014.
6,5. C’est le nombre moyen d’écrans que compte chaque foyer hexagonal, en 2013. Le temps moyen passé quotidiennement devant ceux-ci par un Français n’est pas précisément connu, mais il serait proche d’une huitaine d’heures.
Avec de fortes disparités, « plus le capital culturel est élevé, plus l’usage du numérique est fort, et inversement » rappelle Arnauld Leclerc, Professeur de Science Politique à l’Université de Nantes, tout en notant qu’à l’espérance des débuts a succédé une certaine frustration.
L’articulation entre démocratie représentative et numérique est loin d’être aisée, mais Bassem Asseh, adjoint à la co-construction et au dialogue citoyen à la Ville de Nantes, est optimiste, «L’enjeu c’est de tirer parti de cette multitude, Internet, qui se situe en dehors des institutions».
Exemple : les services publics locaux, lesquels et où ? Des questions qui pourraient faire l’objet «d’un dialogue en ligne poussé» selon l’élu socialiste. Interpellé dans la salle, il reconnaît toutefois qu’une telle méthode est difficilement applicable à l’échelon national.
Bastien Kerspern, designer d’interaction et de services,
note que si la mobilisation digitale négative
– « stop » – est aisée, la construction de propositions positives
– « go » – est délicate. D’où l’idée de développer des applications avec un retour instantané pour impliquer le plus grand nombre de citoyens.
«Dans ce cas-là, on est plus proche du jeu» critique le politologue Arnauld Leclerc, en dénonçant par ailleurs «l’illusion que tout le monde pourra utiliser des données numériques» comme on l’a cru avec l’élaboration des lois en 1789.
Tous s’accordent néanmoins sur un point : séparer vie réelle et numérique n’a plus sens. «La réalité quotidienne c’est l’information à la nanoseconde, acquiesce un spectateur, mais qu’en reste t-il d’important dans six mois ?».
Le débat public dans son intégralité
Ce qu'ils en disent...
Avec Gaël Bernicot et Gwenaël Boidin
Code is law
Un article de Gaël Bernicot
Dans un système de démocratie représentative égalitaire, la question du contrôle par le peuple des contraintes que la société fait peser sur l’individu est centrale. La mutation numérique met à mal certains mécanismes traditionnels. Qui fait la loi dans le monde numérique ? Comment préserver l’idéal démocratique ?
«Le web, un défi pour la démocratie»
Le 13 septembre 2014, dans le cadre de la Nantes Digital Week, s’est tenu au « Lieu Magique » un débat animé par l’atelier numérique de l’Institut Kervégan.
Je propose de poursuivre la réflexion à partir d’un modèle proposé par Lawrence LESSIG sur la liberté dans une société numérique. Comment la démocratie peut-elle se vivre dans ce nouvel éco-système ?
Un individu libre dans une société libre ?
- La loi qui lui interdit un certain nombre de comportements,
- La norme sociale qui limite certains comportements par l’opprobre, l’exclusion ou en encourage d’autres par une valorisation sociale,
- Le marché qui pèse par la contrainte économique,
- L’architecture physique du monde qui limite effectivement l’individu.
Ce modèle supporte très bien la migration dans le « cyberespace ». Le code informatique constitue l’architecture «physique» qui « régule » l’individu dans le monde numérique.
Une régulation à caractère démocratique
En retenant l’idée d’une démocratie représentative égalitaire dans un état de droit, on comprend comment, en théorie, on peut produire une régulation des individus au travers des quatre contraintes en respectant les idéaux démocratiques. Les citoyens votent et pèsent par les lois votées par leurs représentants. Suivant l’objectif politique, la loi peut agir directement (interdiction d’un comportement) ou indirectement par la norme sociale (éducation), par le marché (incitation financière) ou l’architecture (norme technique).
La démocratie dans un système complexe …
Cette apparente simplicité théorique de la régulation démocratique se heurte à un problème de complexité, les facteurs juridiques, sociaux, économiques et techniques s’imbriquent et interagissent de façon complexe.
Toute modification d’une des quatre contraintes subit l’influence des trois autres et provoque des effets induits dans les trois autres domaines.
… de plus en plus complexe
Le numérique affaiblit l’influence de la loi, levier «classique» de la démocratie.
Internet est un accélérateur et une caisse de résonance de la norme sociale sans précédent.
Internet difficilement régulé par la loi régalienne l’est très largement par la « loi » économique. Créer du code, des données, de la visibilité sur Internet coûte de plus en plus de temps et d’argent. Sont favorisés les comportements rentables et monnayables à court terme. Les conditions d’utilisation « acceptées » par les utilisateurs créent un ordre de régulation juridique civil qui contraint l’individu.
Internet introduit des régulations par le code extrêmement puissantes et d’une grande discrétion, fondées sur des techniques compliquées hors de portée de l’utilisateur (et du législateur).
Internet fait exploser le cadre territorial de la loi et rend difficile l’exercice effectif de la loi par les États.
La technologie numérique complexifie encore l’écosystème dans lequel doit vivre la démocratie.
Dans l’univers numérique, «Code is law» et il faut penser la façon dont
le citoyen peut peser de façon démocratique dans l’émergence de cette régulation economico-technique.
Éducation, éducation et encore éducation
La complexification et l’ouverture des sociétés par le numérique est un défi que seul peut relever un citoyen « numériquement » éduqué.
Une culture du code pour penser et évaluer ce qui le contraint dans ses choix quotidiens et politiques du fait de l’architecture technique des outils numériques connectés.
Une culture de la donnée. Pour tirer avantage des données qui l’environnent et les manipuler avec sens critique.
Une culture de la lucidité économique. Dans le monde numérique, «si un produit est gratuit, c’est que c’est vous le produit» ; ce qui nous amène à la réflexion sur le big data.
Une culture du temps long. La démocratie, la gestion collective de la cité, s’inscrit dans un temps qui n’est pas celui du buzz internet.
Vaste programme ! Le web est décidément un défi pour la démocratie.
L’open-data : entre illusion démocratique et réalité territoriale
Un article de Gwenaël Boidin
Perçu comme un outil de la démocratie numérique et de la transparence des collectivités territoriales et de nos administrations, l’open data est au cœur des réflexions de l’Institut Kervégan. Retour sur quelques idées reçues sur l’open data.
Vers une plus grande transparence des politiques publiques ?
L’ouverture des données publiques est souvent présentée par les élus et les administrations comme un vecteur d’une plus grande transparence de leurs actions et de leurs décisions. Cela pourrait constituer une réalité si l’ensemble des données produites par les collectivités et les administrations étaient mises à la disposition des citoyens.
L’ouverture des données publiques et la création de plateforme d’Open-Data résultent nécessairement d’une décision politique. La nature des données mises à la disposition des citoyens, tout comme la qualité des données partagées ne sont ainsi pas des choix anodins pour les collectivités territoriales et les territoires.
Un rapide regard porté sur les jeux de données ouverts sur la plateforme d’Open Data permet par exemple de constater que l’essentiel d’entre eux sont d’ordre statistique ou géographique. Il est ainsi relativement rare d’y retrouver des rapports d’étude ou des données sensibles sur nos territoires. L’exercice de démocratie numérique offerte par l’Open Data s’avère par conséquent relativement limité.
Des données accessibles aux citoyens ?
Au-delà des questions inhérentes à la nature et à la qualité des données ouvertes au grand public, nous pouvons également nous interroger sur la capacité dont dispose les citoyens pour exploiter les données à des fins démocratiques ou citoyennes. En effet, qui est capable actuellement de
L’utilisation de l’open-data à des fins citoyennes nécessite de former les habitants au traitement des données brutes, à l’analyse des données. A défaut, les collectivités pourraient organiser des ateliers open data au cours desquels les habitants pourraient analyser de manière collective des données publiques.
Seul ces étapes permettront à la population de se saisir de l’open data et de faire une utilisation citoyenne des données. Mais à l’image des démarches de démocratie participative, nos collectivités ont-elles réellement l’envie de doter les citoyens des outils nécessaires à l’exploitation des données publiques ? Les élus ont-ils peur d’une évaluation citoyenne des politiques publiques ?
L’Open Data, une attente forte des citoyens ?
L’évaluation menée en 2014 sur la dynamique de l’Open-Data en Loire-Atlantique a confirmé l’éloignement des citoyens des projets liés à l’ouverture des données publiques. En effet, combien d’entre nous ont déjà utilisé l’un des jeux de données disponibles sur les plateformes de la Ville de Nantes, du Département, du Conseil Régional ou d’Etalab ? Combien d’entre nous connaissent même l’existence de ces plateformes ? Une poignée d’entre nous vraisemblablement.
Plusieurs éléments peuvent expliquer ce manque d’appropriation de l’open data par les citoyens. Parmi eux :
- La nature des données ouvertes au grand public : données statistiques ou géographiques,
- La complexité de l’utilisation des données ouvertes : traitement statistique nécessaire,
- La qualité des données relativement variables : des données inutilisables.
L’open-data, un outil au service des villes intelligentes
En dehors des aspects de démocratie numérique, l’Open Data a néanmoins permis de faciliter la vie des citoyens et de rendre nos villes plus intelligentes. En effet grâce aux données ouvertes des entreprises ou :
des citoyens ont pu développer des outils qui facilitent notre vie au quotidien. Nous avons ainsi pu voir émerger les applications suivantes
- « Vite un bicloo », application qui permet de connaitre en temps réel le nombre de bicloo et de places disponibles dans les stations de la ville de Nantes,
- « Rengo », application permettant de connaitre les horaires des transports en commun et l’état du trafic à tout moment sur l’agglomération Nantaise,
- « Parking » qui indique les différentes places disponibles dans les parkings payants de la ville de Nantes…
- « Bordeaux, ma ville accessible » qui à partir des données d’urbanisme détermine des itinéraires accessibles aux personnes en situation de handicap,
Loin d’être exhaustif cette liste d’application illustre à mon sens l’intérêt que représente l’Open Data pour nos territoires.
Des perspectives pour demain
L’ouverture des données a ainsi libéré la créativité des entreprises et des entrepreneurs. Reste aujourd’hui à donner les clés de l’open data au citoyen ou au citoyen de se saisir de l’Open Data à des fins de démocratie participative.
On fait le point
Interview de Mathias Crouzet
Mathias Crouzet
Animateur de l'atelier "numérique" et consultant en stratégies digitales
1 - Mathias, que retires-tu de ces échanges en atelier qui durent maintenant depuis plus d’un an ?
2 – La notion de citoyenneté est associée pour certains à la notion de territoire rendant difficile l’acceptation de cette notion de citoyenneté numérique, qu’en penses-tu ?
3 – « Liker » ou signer des pétitions est-il un acte engageant et à quelle condition ?
4 – Finalement, faut-il croire à la citoyenneté numérique ?
5 – Comment la notion d’open data est mise en débat dans la partie 2 de l’atelier ?
6 – Que penser du vote électronique ?
7 – Le vote obligatoire est-il la solution pour ramener les citoyens vers les urnes ?
8 – IK a participé à l’opération « démocratie mise à jour » initiée par 3 think tank nationaux, Institut Montaigne, Terra Nova et Renaissance Numérique, en contribuant à l’atelier organisé sur Nantes le 30 mars et en participant à la restitution des travaux à l’assemblée nationale le 9 avril, quel retour peux-tu en faire ?
9 – Que faut-il penser à ton avis du projet de loi sur le renseignement?
10 – Ton avis sur la protection des données sur internet ?
11 – Que penses-tu des travaux d’Eric Sadin, auteur de La vie algorithmique?
12 – Un dernier mot sur la deuxième édition de la Nantes Digital Week auquel l’atelier IK va à nouveau participer ?
Partie 2 : Big data et vie privée
Quels enjeux pour le big data et les objets connectés vis-à-vis de la vie privée ?
Le procès de Jean-Michel Big data
Conférence spectacle organisée pour la Nantes Digitale Week le 19 septembre 2015 à la Maison de l’Avocat de Nantes. Un événement proposée par les membres de l’atelier numérique. Un débat mis en scène sous forme de procès d'assise avec la Belle Boite, agence de théâtre d’improvisation.
A la barre ont été appelés des témoins et des experts dans le domaine des data. Les délibérations ont été rendues par des jurés tirés au sort parmi le public.
Les experts et témoins appelés à la barre :
Marc GELGON, Laboratoire LINA / Directeur Département Informatique Polytech Nantes
Pierre Yves HUAN, Designer Produits et Espaces, Associé Data4People
Heidi GHERNATI, Designer d’interactivité, co-gérant de la société Bakasable et porteur de l’offre Bakamap
Retour sur le procès de Jean-Michel Big Data avec la Chronique judiciaire de Thibault Dumas
Jean-Michel Big Data : un acquittement pour l’histoire
Plus que le procès d’un homme, c’est le procès d’un système. Samedi 19 septembre, Jean-Michel Big Data, répondait de tentative d’homicide volontaire devant la Cour d’assises spéciale de Loire-Atlantique. Sur le banc des parties civiles, Yolande Vie Privée.
Elle s’avance à la barre, frêle, les cheveux en bataille. La voix est fluette, à peine audible dans l’immense salle du Conseil de l’Ordre des Avocats de Nantes, bondée, ou a été délocalisée l’audience de ce procès hors-normes – nombre de faits, anciens de plus de dix ans, sont tombés sous le coup d’une prescription. Yolande Vie Privée a beau être partie civile, c’est elle qui est au centre des débats, bien plus que Jean-Michel Big Data, pétri de tics et recroquevillé dans le box des accusés, à la fois partout et insaisissable.
« Au début tout se passait bien, j’ai même présenté [Monsieur Big Data] à mes amis et à ma famille, glisse innocemment Madame Vie Privée, avant d’ajouter, les mots mangés par l’émotion, au final il m’a complètement anéanti ». Et la plaignante d’égrainer les exemples, de la mise en ligne d’informations personnelles à la publication de photos compromettantes. De quoi « [la] tuer », à terme, accuse t-elle.
« Je ne vole rien ! On me fournit des données ! »
Cependant, au fil des questions précises, du bonhomme président Lambert, les responsabilités de chacun s’obscurcissent. Oui, l’accusé Big Data récolte des données privées mais ce sont ces Messieurs Google, Gmail, Facebook – entendus comme simples témoins assistés lors de l’instruction – qui les utilisent à foison.
Non, Yolande Vie Privée n’est elle-même pas exempte de tout reproche. Après tout, qui pianote, scrolle, clique, poste, et like ? « Je ne vole rien ! On me fournit des données ! Moi, je les range juste dans des petites cases ! », explosera plus tard Jean-Michel Big Data face à la cour.
« Sa bonne foi ne peut être remise cause, comme en atteste l’absence de consentement éclairé », nuance l’experte psychologique, rappelant au passage l’anamnèse de la plaignante : ancienne (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 1789) et moderne (Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies, 1948).
Me Stéphane Baïkof, avocat de la partie civile, complète le raisonnement. 250 heures sont nécessaires pour lire toutes les conditions générales d’utilisation que l’on approuve sur Internet, en une année. 30 minutes rien que pour prendre connaissance des 7200 mots de celles de Facebook.
Vide légal et éthique individuelle
Le retour de service de Me Gréogry Naud, avocat de Jean-Michel Big Data, est brutal : « rendre publique sa vie privée n’est-il pas un moyen de donner du sens à sa vie privée ? ». Les spécialistes appelés à la barre, offrent un éclairage plus crépusculaire. Celui d’une marche en avant implacable de l’utilisation des données. Avec la morale individuelle qui comble le vide légal : « notre éthique ? Ne pas revendre les données ne pas stocker les adresses IP », témoigne Pierre-Yves Huan, associé de la société Data4People.
Dans cette affaire, le rôle des pouvoirs publics est trouble : appelés à être des régulateurs, il sont aussi des collecteurs assidus de données personnelles. Mounir Belhamiti, conseiller municipal et métropolitain écologiste, se défend, en funambule : « si on publie des données c’est parce qu’on croit qu’elles sont utiles à la collectivité ». Au moment de délibérer, un doute raisonnable s’empare des neuf jurés tirés au sort plus les trois magistrats professionnels. Six voix pour, six voix contre, Jean-Michel Big Data est acquitté.
Reportage vidéo :
Un procès simulé pour mieux comprendre le Big Data
Ce qu'ils en disent...
avec Marion Pineau, Jean-Michel Ducomte et Stéphanie Rabaud
La digital week et le procès du numérique
Un article de Marion Pineau
A Nantes, la Nantes digital week fut le théâtre d’un procès atypique. Une fiction qui rejoint la réalité autour des enjeux du Big data. Un accusé relaxé, une victime non reconnue, en sont le dénouement. Mais le débat porte-il uniquement sur l’outil numérique et ses pratiques ?
Causalités complexes et imputabilité difficile
Le procès, bien que fictif, a fait resurgir des problématiques posées lors d’illustres procès du passé. Le philosophe Paul Ricœur a montré toute la difficulté à propos des causalités complexes. Se concentrer sur un acteur, c’est également retarder la compréhension de dysfonctionnements majeurs. Les crises font évoluer le droit. Le procès de Jean-Michel Bigdata a mis le jury devant ces causalités multiples. La fiction rejoint la réalité. Il ne fallait pas commettre le risque du « bouc émissaire ».
C’est moins le procès d’un seul homme, que celles des causalités complexes face à l’outil 2.0. À la barre, les témoins appelés montrent ô combien l’imputabilité d’une faute à l’égard d’un seul homme est difficile. De cette utilisation généralisée du data, se pose la question des régulations quant à ses usages. Chacun s’est emparé de l’outil numérique dans sa pratique quotidienne, quelle soit citoyenne, scientifique, entrepreneuriale ou mis au service d’une gestion démocratique de la cité. L’idée n’est pas d’attiser la méfiance à l’égard du data. Le procès met en lumière les réponses du droit face aux atteintes à la vie privée. L’exemplarité du procès porte moins sur la peine requise que sur la prise de conscience à l’égard d’un encadrement législatif nécessaire et des réponses du droit en la matière.
Lutte pour la reconnaissance
Si l’on ne pouvait résumer le procès à un seul homme, du côté de
l’accusé, en revanche, il s’agissait bien du procès de Madame tout le monde. Bien que les causalités soient complexes, Madame Vie Privée ne reste pas moins victime de l’outil 2.0. L’histoire des grands procès a montré que les victimes sont longtemps restées tributaires de la réponse judiciaire, pour être dédommagées du préjudice subi. Il ne fallait pas faire l’impasse sur la réparation. C’est toute la complexité d’une problématique judiciaire liant causalités complexes à ses victimes. Tirer l’apprentissage des erreurs du passé, devait se traduire par une réparation, malgré l’impossible imputabilité. L’absence de coupable n’a pas pour corollaire l’absence de victime.
Responsabilisation et déresponsabilisation ?
Les enjeux du data ne doivent pas nous faire tomber dans une logique accrue de responsabilisation. Pourtant, l’utilisateur fait « acte de conscience » au travers des « déclarations de conditions d’utilisation » toujours plus opaques et jargonnantes, qui se veulent aussi les clauses du contrat dans lequel on s’engage. Devant ces logiques de responsabilisation, la notion de victime aurait-elle encore un sens ? Peut-on y voir en l’arrière plan des logiques de déresponsabilisation ?
Injonctions normatives et intrusion du numérique
Tout l’enjeu de responsabilisation se résume-t-il à ces clics multipliés et cases mentionnant « je déclare avoir pris connaissance des conditions d’utilisation », pourtant cochées sans grande attention?
Les réponses du droit doivent-elles se calquer sur ces « tournures réfléchies et indices langagiers », pour reprendre l’expression à Christophe Trombert, faisant figure d’avertissement et d’engagement à l’égard de l’outil numérique ? Le data ne renseigne-t-il pas sur ces logiques individualisantes et ces injonctions normatives en matière de consentement éclairé et de clics responsabilisants ?
Toutefois, ces injonctions ne doivent pas écarter la notion de victime. Savoir se reconnaître dans les gestes quotidiens de Madame Vie privée, c’est également comprendre que ces risques ne sont pas pour autant perçus. L’engrenage peut s’enclencher sans même que l’usager en ait conscience. La notion de « victime » fait sens. Une spirale dans laquelle Madame Vie privée n’est certainement pas une victime isolée. Sans même parler de dépendance, le préjudice d’anxiété pouvait être reconnu face à l’intrusion incitative d’un outil numérique devenu omniprésent dans une société de l’image, de consommation et des modes de vie organisés autour du 2.0.
Dans une perspective plus normative, les textes législatifs doivent prendre en considération ces risques et dérives d’un monde 2.0. sous tension. Mais l’idée est moins de se faire alarmiste que de voir une puissance publique prendre ses responsabilités face à l’outil numérique, tant dans son encadrement que les réponses du droit face au data. Pour finir sur une note plus subjective, cette fois, sommes-nous véritablement tous égaux devant une dépendance au numérique ? La question est posée devant « ces nouvelles technologies qui, selon Alain Touraine, nous bouleversent autant que la vapeur ou l’électricité ».
INTERVIEWS
Le point de vue d’un participant au procès en tant que juré tiré au sort parmi le public et bilan de l’événement avec l’Institut Kervégan.
Jean-Michel Ducomte
Juré tiré au sort, par ailleurs Avocat et Président de la Ligue de l’Enseignement.
Retour sur l’acquittement historique de Monsieur Big data
Stéphanie Rabaud,
Sociologue et Directrice de l’Institut Kervegan.
Partie 3 : La transition digitale des entreprises
Pour l’entreprise, la transition numérique implique une réelle transformation des métiers qui va bien au-delà de la simple digitalisation des processus existants, que cette transformation soit volontaire pour anticiper la transition d’un marché, ou contrainte afin de sauvegarder l’activité.
Par ailleurs, le numerique en impactant chaque personne modifie profondement les usages de chaque collaborateur et provoque une hétérogénéite croissante dans le comportement d’un collectif.
Dans ce contexte comment les chefs d’entreprises réagissent-ils et quels dispositifs peuvent-ils solliciter alors même que la politique de formation professionnelle est orientée sur la lutte contre le chômage ? Quel impact cela a-t-il sur l’organisation de l’entreprise et sur les collaborateurs eux-mêmes, qui pour certains voient leurs métiers changer radicalement ? Comment accompagner tous ces acteurs vers l’acculturation au numérique?
Table ronde - Transition numérique : Quel enjeu pour les entreprises?
Une table ronde autour de
François Xavier Marquis,consultant et a été chargé de deux missions pour le Gouvernement touchant au rôle du Numérique dans la formation. Il a effectué, en parallèle de ces deux missions, un travail sur les conséquences de la loi sur la formation professionnelle. Il a préalablement dirigé le FAFIEC (OPCA du Numérique, Conseil, Ingénierie, Étude), la Maison de l’Entreprise Auxerre (Groupe privé patronal de formation et de conseil), la CCI de Saumur et diverses Start Up. Il est le co-créateur de Chambersign (autorité de certification de signature électronique des CCI). Docteur Projets et Produits Nouveaux Mines de Paris,
Avec
L’analyse de Chercheurs : Frantz ROWE (Université de Nantes) et François DELTOUR (École des Mines de Nantes)
Le témoignage d’entreprises : Thierry Immobilier et Serians, IT Services de Konica-Minolta
Retour sur la table ronde du 10 mai 2016 à Nantes Métropole
Peut-on « humaniser » la transition numérique ?
Derrière une locution galvaudée – transition numérique – se pose un problème concret pour les entreprises : comment gérer l’impact humain d’un chambardement technologique sans fin ? Chercheurs, consultants et professionnels étaient invités par l’Institut Kervégan à y réfléchir devant une cinquantaine de personnes, le 10 mai dernier, au Centre des expositions de Nantes Métropole.
« La transition numérique c’est le sujet tarte à la crème qu’on nous sert matin, midi et soir, du magazine Management au journal télévisé de Jean-Pierre Pernot sur TF1 », décoche d’entrée Mathias Crouzet, conseiller en stratégie digitale et modérateur d’un soir. Si ces deux mots accolés semblent aujourd’hui envahissants, leur utilisation dans l’Hexagone est très récente. Les premières mentions en ligne, techniques, datent de 2000 si l’on réfère aux archives des moteurs de recherche.
Courbe médiatique ascendante
L’extension au terrain économique, par traduction de l’anglais digital transformation, s’officialise en 2012 avec le lancement d’un programme français d’aide dédié aux TPE-PME. Dans la foulée, la transition numérique trouve un écho médiatique grandissant, comme en témoigne la courbe ascendante des mentions dans les articles en ligne, ces six dernières années.
Grand écran ou grand chambardement ?
Dans un effort de clarification, Frantz Rowe, professeur à l’Université de Nantes, distingue ce qui relève du changement incrémental – « modifier la taille d’un écran ou la puissance d’un ordinateur, ce qui demande un investissement mais ne prend pas une une génération » – de ce qui appartient au changement radical – « c’est la modification des modèles mentaux, beaucoup plus longue, complexe et aléatoire ».
Dompter la technologie
Au-delà de la technicité, c’est bien la place de l’Homme dans l’entreprise qui est questionnée. « Nous devons donner du sens aux technologies sinon ce sont les technologies qui vont nous donner le sens », résume dans un aphorisme François-Xavier Marquis, consultant. Celui qui a mené plusieurs missions gouvernementales sur le numérique, identifie une cheville-ouvrière inattendue : « Dans une entreprise, la personne la plus sensibilisée au numérique doit être le responsable des ressources humaines ».
« Phénomène de mode »
Étonnement, plus la société est petite, moins la transformation semble aisée. « Le numérique est encore vécu par beaucoup de TPE-PME comme un mal nécessaire voire un investissement défensif, très coûteux », embraye le chercheur à l’École des Mines de Nantes, François Deltour. La disparité dans l’utilisation des outils connectés est très forte, comme le montre l’exemple des PME bretonnes. Une étude récente de l’Observatoire social de l’entreprise (OSE), révèle que 47 % des chefs d’entreprises pensent que la transition numérique «constitue un simple phénomène de mode». Un chiffre qui monte à 50 % chez ceux qui dirigent des TPE.
Au bord du précipice
Difficile à digérer, aussi, pour les cadres intermédiaires des entreprises. « J’ai beaucoup de couteaux dans le dos mais je tâche de ne pas trop me retourner », résume dans un rire Nathalie Deniaud, en pointe sur la transformation digitale chez Serians, filiale de Konica Minolta. Les réticentes ne sont pas seulement liées à l’âge ou à l’ancienneté, mais résultent de facteurs psychologiques, culturels ou sociaux mouvants. «[Les managers] ont l’impression qu’on les met au bord d’une falaise avec l’obligation de faire un pas dans le vide»,image t-elle.